Intervention à La Sorbonne le 15 décembre 2018

Mon intervention dans le cadre de la conférence « Le Kremlin et la vague réactionnaire en Europe » à La Sorbonne le 15 décembre 2018.

Bonjour à toutes et à tous,

Je remercie tous les organisateurs et nos partenaires La Sorbonne et l’association des droits de l’homme de La Sorbonne de nous accueillir aujourd’hui dans ce lieu de savoir, de liberté et d’Histoire.

Je voudrais commencer par un hommage au grand physicien, militant pour les droits humains et Prix Nobel de la paix Andreï Sakharov. Celui à qui on doit le Prix Sakharov, décerné cette année par le Parlement européen au cinéaste ukrainien Oleg Sentsov.

Sakharov nous a quitté il y a presque 30 ans, le 14 décembre 1989. Dans les années 80, il disait : “un pays qui ne respecte pas les droits de ses propres citoyens ne respectera pas les droits de ses voisins.” Comme le montre l’actualité, ces propos illustrent hélas très bien l’attitude du Kremlin envers de nombreux citoyens russes mais aussi envers plusieurs de ses pays voisins, et en particulier l’Ukraine. Cela illustre aussi cette tendance à soutenir, directement ou indirectement, des mouvements politiques réactionnaires au sein de l’UE. Sakharov avait raison, il y a toujours un lien, une résonance entre la manière dont un pouvoir se comporte à l’égard de ses propres citoyens et celle dont il se comporte à l’égard de ses voisins.

Lors de cette conférence, il s’agira donc d’un côté de rappeler les liens existants et revendiqués entre le Kremlin et les mouvements réactionnaires, d’extrême droite classique ou d’une forme nouvelle et quasi révolutionnaire. Ces liens sont souvent politiques et financiers, comme on le voit avec l’extrême droite en France, mais il est intéressant de s’interroger sur leurs origines et leurs objectifs. Car il n’est rien de plus étonnant que de voir aujourd’hui le gouvernement d’un pays qui a vaincu le nazisme – nous devons l’affirmer sans ambiguïté et son peuple a payé un lourd tribut dans la victoire pour la liberté – s’allier avec des mouvements directement issus du nazisme et du fascisme. D’un autre côté, l’interrogation portera sur une influence moins visible mais bien réelle, celle qu’exerce le Kremlin, et ses différentes filiales, sur l’Etat de Droit en Europe et la défiance envers les institutions démocratiques. Notamment, mais pas seulement, par le biais de la désinformation et de ce qu’on appelle les fake news.

Je vous rassure tout de suite : il ne s’agira en aucun cas de dire que le Kremlin est la seule cause de la montée de l’extrême droite ou de la défiance envers les démocraties en Europe. Ce serait trop simpliste et surtout on pourrait terminer cette conférence et rentrer chez nous assez rapidement. Non, il s’agit bien d’analyser, de se poser les bonnes questions, de les creuser profondément, et je sais que nos intervenant.es veulent aller là, au delà des facilités et des postures. Car s’il est simpliste de voir “la main du Kremlin” partout, il l’est autant de la voir nulle part.

Les élections européennes de l’année prochaine seront un test important et probablement même un moment crucial. En Pologne, Hongrie, Italie… et dans d’autres pays européens, nous constatons la progression de ce qu’on peut appeler “vague réactionnaire”. Pour le Kremlin ce sera également un scrutin essentiel, avec notamment dans le viseur les forces progressistes et la capacité de l’UE à faire respecter le droit international au-delà de ses frontières. Ne nous trompons pas en effet sur la détermination des forces réactionnaires en Europe : elles n’entendent pas se satisfaire de la figuration, de la provocation, de la contestation. Elles veulent vraiment renverser la table, et cette table est celle sur laquelle sont assis nos droits, la garantie de nos libertés individuelles et collectives, tout ce qui fait la différence entre vivre libre et vivre entravé.

Bien évidemment, ce rôle est moins important selon les pays. Notamment on peut se poser la question de la Pologne, où, heureusement, face à la pression, notamment de l’UE, le Gouvernement a dû reculer sur une partie de sa réforme de la Justice.

Je reviens d’ailleurs de Pologne, où j’ai pu échanger avec des défenseurs des droits humains. Que me disent-ils ? Ils me disent, que lors des dernières élections beaucoup ont hésité à aller voter. “à quoi bon” “tous les mêmes” “ça ne sera pas pire qu’avant”. On connaît ces phrases un peu partout en Europe. Et c’est PiS qui a gagné. Et ça a été pire très rapidement. Des attaques contre l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs, contre les droits des femmes, et maintenant contre la liberté de mouvement. Que me disent-ils ? Que me disent mes amis à Varsovie et à Budapest ? Ils me disent qu’ils n’ont pas vu arriver le danger, que ces forces du repli ont utilisé le système démocratique de sociétés ouvertes et ses failles pour s’imposer. Mais surtout, il me disent que le verrouillage est tel qu’il est difficile désormais de revenir en arrière. Mais pas impossible. Et ils nous lancent une alerte, une alerte historique. Une alerte contre une nouvelle montée des nationalismes en Europe.

Ce clivage nationalistes/progressistes est parfois critiqué. Existe-t-il vraiment au niveau européen ? Regardons ce qu’en pense Viktor Orban : il “conseille à ses amis de concentrer toutes les forces sur les élections européennes de 2019” a-t-il dit en mars de cette année, pour lui c’est un “intérêt fondamental” pour toutes les forces nationalistes et réactionnaires en Europe. Et en face ? Est-ce qu’il faut rester les bras croisés et le laisser faire ? Certainement pas.

Ces élections sont également regardées de près ailleurs dans le monde. Les militants pour les droits humains en Biélorussie, Ukraine, Russie, Chine, Cuba, Venezuela… ont besoin d’une Europe qui défend les principes fondamentaux dans le monde. Ces militants redoutent de perdre un allié précieux dans leur combat.

Pourquoi cette conférence aujourd’hui ?
Tout d’abord, lorsque vous regardez les organisateurs, vous voyez que nous avons tous connu, par notre vécu ou par celui de nos proches et amis, les régimes autoritaires. Au-delà des fantasmes de certains, si à la mode aujourd’hui, qui ont tendance à voir des dictatures partout (parfois même ici, en France) nous savons dans notre chair ce qu’est un régime autoritaire.

Nous avons vu des procès politiques montés de toutes pièces, nous connaissons des prisonniers et des réfugiés politiques, nous connaissons la puissance de la désinformation et le poids de la censure, ce sentiment que le destin de votre pays vous échappe et que la situation devient quasi irréversible, les alternatives étant enfermées et décrédibilisées et l’alternance rendue impossible.

Nous savons, je sais, ce que veut dire toucher de ses mains son sol natal, le quitter, sans savoir quand on reviendra ni même si on reviendra. Avec cette boule au ventre, en se posant constamment la question de la sécurité de nos proches et celle de notre propre sécurité.

Alors oui, pour nous qui avons vécu cela, se poser aujourd’hui la question de l’avancée de la vague réactionnaire en Europe, sous toutes ses formes, et de prévenir sa victoire, est comme un devoir qu’on doit à nous-mêmes.

On le doit aussi à Sakharov, à Politkovskaia, à Estemirova, à Nemtsov et à tant d’autres. Nous avons le devoir d’utiliser la liberté que nous avons encore aujourd’hui ici, et aussi le devoir de la défendre.

Face à ceux qui proclament que tout était mieux avant, qui veulent restaurer le passé parfois le plus sombre, nous ne devons pas nous-mêmes laisser palir notre vision de l’avenir. Les libertés que Walesa, Havel et Sakharov ont permis d’arracher sont aujourd’hui menacées de nouveau. Alors, pour terminer, je voudrais citer ce passage de la Charte 77, ce texte fondateur de la dissidence anti-totalitaire en Tchécoslovaquie : “il va de soi que le premier responsable du respect des droits civiques dans notre pays est l’État, le pouvoir politique. Mais il n’est pas le seul. Chacun est coresponsable de la situation générale”.

Chacun d’entre nous, nous sommes co-responsables de la situation générale. Et la situation générale, aujourd’hui, requiert notre engagement.

Je vous remercie.